
18 novembre 2024
Didier BILLION
Géo politologue, directeur adjoint de l’IRIS
« La Turquie, un partenaire incontournable »
On ne peut pas se dispenser de La Turquie comme un facteur d’équilibre au niveau régional, voir international.
« La Turquie, un partenaire incontournable »
Didier Billion, notre conférencier, est directeur adjoint de l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques). Son affinité pour la Turquie date d’il y a plus de 40 ans (1978), et il nous propose de sortir des clichés et des préjugés sur ce pays, en analysant les divers paradoxes , et en commençant par regarder son histoire et sa situation géographique.
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Cartographie de la Turquie
Placée stratégiquement entre Europe et Asie, entre le sud-est de l’Europe (Bulgarie et Roumanie) et le Caucase à l’Est , entre la mer Noire au Nord et la Méditerranée au Sud, bordant à l’est le Moyen Orient.
Les régions les plus riches sont Istanbul et la région égéenne, tandis que les régions de l’est et du sud-est de l’Anatolie (à majorité kurde) sont les plus pauvres
La TURQUIE
780.000 km2 (+1/3 de la France)
85 millions d’habitants
Transition démographique ( indice de fécondité de 6 à 2
situation démographique préoccupante avec un taux d’inflation de 80%
Membre du G20
dans la catégorie des économies à revenu intermédiaire PIB 11000$
1 Histoire et politique intérieure
L’histoire moderne de ce pays commence par la révolution kémaliste (du nom de son instigateur, Mustapha KEMAL, appelé aussi Atatürk) qui aboutit à la proclamation de la République le 29 octobre 1923) . L’histoire de ce pays en sera radicalement modifiée : 15ans de réformes qui modernisent le pays : abolition du sultanat, du califat et de la charia ; révolution de l’éducation, introduction de l’alphabet latin ; attribution de droits égaux entre les hommes et les femmes, et droits de vote pour ces dernières dès 1934. C’est un régime autoritaire avec un parti unique, sur le chemin d’une occidentalisation à marche forcée. La mort de Mustapha Kemal survient le 10 novembre 1938.
La neutralité de la Turquie pendant la seconde guerre mondiale s’explique par le souvenir traumatisant de l’engagement de l’Empire ottoman dans la Première Guerre mondiale, qui se solda par la défaite et la dislocation de l’Empire. La déclaration de guerre à l’Allemagne en 1945, au moment où les rapports de force ont changé, fut une déclaration d’opportunité.
L’évolution de la Turquie se poursuit en 1946 avec l’instauration du multipartisme qui permet une alternance démocratique avec l’arrivée du Parti démocrate au détriment du P républicain du peuple, le parti kémaliste, en 1950. L’apprentissage de la démocratie se fait au prix de plusieurs coups d’Etat (1960, 1971, 1980, 1997), qui constituent autant d’entorses au fonctionnement de la démocratie. Cependant, l’esprit de celle-ci est bien enraciné auprès du peuple , en témoigne le taux actuel de participation électorale du peuple turc (89% en 2023), qui fait rêver nos démocraties européennes.
Le régime politique en Turquie est un système de république parlementaire démocratique, basé sur la justice sociale et la primauté du droit dans une constitution laïque, et autorisant plusieurs partis politiques. Néanmoins le régime s’est peu à peu présidentialisé au détriment des prérogatives du parlement.
La vie politique est dominée par le parti au pouvoir depuis 2002 , l’AKP (Parti de la justice et du développement) qui s’est imposé en opposition à la politique laïciste, jacobine, positiviste et modernisatrice de Mustapha Kemal Atatürk. Il se définit comme un parti « démocrate conservateur » ou « démocrate musulman », favorable à l’économie de marché. La Turquie est ainsi dirigée par Recep Tayyip Erdogan depuis 2002.
Après plus de vingt ans de pouvoir marqués par le recul de l’état de droit, l’AKP – parti conservateur du président Erdogan – a subi un revers majeur aux élections municipales de 2024. La moitié des trente métropoles échappe désormais au parti présidentiel, au profit du CHP, parti kémaliste, républicain et laïc qui dirigeait déjà Istanbul et Ankara depuis 2019. Un 3ème parti, la gauche pro-kurde confirme, elle, son ancrage dans le Sud-Est.
2- Les grands défis
L’évolution vers un Etat turc, indépendant et entièrement laïcisé :
Il convient de bien comprendre les différences entre la laïcité à la française et la laïcité à la turque : stricte séparation de l’Etat et de l’Eglise pour la France, mainmise du politique sur le religieux pour la Turquie, comme l’illustre l’action du Diyanet (direction des Affaires religieuses) . Ce dernier bénéficie d’un budget de 13 milliards (140.000 fonctionnaires) pour l’organisation et le financement de l’islam, et assure par exemple la surveillance des prédicateurs et du contenu de leurs prédications. Cette mainmise n’est pas une exception dans l’histoire de ce pays, et se situe dans le prolongement de celle de l’Empire Ottoman et même aussi de l’Empire Byzantin. Cette domestication de la religion ne va pas sans son instrumentalisation par le régime kémaliste de façon à affermir la cohésion nationale, instrumentalisation que reprend Recep Erdogan. Ainsi la multiplication des signes identitaires, la volonté d’islamisation de l’espace public, l’ordre moral conservateur visant à l’avènement d’une « génération pieuse », l’abstinence en matière d’ d’alcool, retour en arrière quant aux droits de la femme…
Paradoxalement les deux visages de la vie turque co-habitent ensemble comme l’illustre l’image des deux femmes l’une voilée et l’autre en jean se promenant bras dessus bras dessous.
L’institution militaire : après ces coups d’état, l’armée est rentrée dans ses casernes , domestiquée par Erdogan et ses purges. Elle ne peut plus peser sur l’avenir du pays, hormis pour sa défense en vue de la sauvegarde du pays.
Le fait kurde, ce peuple est partagé entre quatre pays (Syrie, Turquie, Iran, Irak). leur régime est très différent avec l’exemple du Kurdistan autonome en Irak. Il pose la question très sensible des droits d’une minorité au sein de régimes autoritaires. En Turquie, les Kurdes constituent la plus grande minorité ethnique mais ils subissent depuis longtemps la répression de l’État avec notamment une interdiction visant la langue kurde. Le PKK – Parti des travailleurs du Kurdistan – entretient une guerre de faible intensité contre l’Etat turc depuis plus de 40 ans: il y a bien eu quelques tentatives d’apaisement entre l’Etat et le PKK entre 2012 et 2015. Aux élections, les kurdes (20 % de la population) se présentent sous la bannière du Parti démocratique des peuples (HDP) qui a 60 députés (10-12% aux élections). C’est le paradoxe entre le PKK présenté comme terroriste « on ne discute pas avec les terroristes » et une participation à la vie politique malgré les difficultés et les emprisonnements. Notre conférencier insiste ainsi sur le fait que la solution ne peut être que politique, à la manière de l’ETA dans le pays basque.
3- La politique extérieure
Entre CEE, OTAN et Brics:
- la Turquie a fait une demande d’intégration dans l’Union Européenne, officielle en 1987, qui traîne et ne se fera probablement jamais, surtout depuis que Sarkozy et Merkel en 2007 ont avancé l’hypothèse d’un partenariat privilégié au détriment d’une intégration.
- la Turquie, deuxième plus grande armée de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), a annoncé son intérêt pour rejoindre les BRICS , initialement créés par la Chine et la Russie en 2009, qui est aujourd’hui un forum international rassemblant des pays désireux de proposer une alternative à la gouvernance mondiale.
La Turquie a soutenu l’Ukraine dès l’invasion russe et a même activement participé à sa défense en lui vendant ses drones dont l’efficacité a été reconnue.
Conflits régionaux
Depuis 40 ans, les conflits de la Turquie illustrent bien les sujets de tension régionale liée à la position stratégique de la Turquie (Libye, Chypre, Azerbaïdjan, Grèce, Nord de la Syrie)
La position géographique de la Turquie lui confère un avantage stratégique, car elle possède une position géopolitique cruciale entre l’Europe, l’Asie et le Moyen-Orient. Cette situation la place au premier plan de nombreuses questions régionales qui ont un impact direct sur l’OTAN, des conflits au Moyen-Orient aux routes énergétiques et aux flux migratoires.
- la crainte de son grand voisin soviétique de l’autre côté de la mer Noire a incité la Turquie à entrer dans l’Otan en 1952, en s’alignant sur la politique américaine. Ils ne peuvent pas quitter l’Otan et les USA ne peuvent pas lâcher la Turquie.
- mais cet allié turbulent cherche une autre voie, chaque Etat raisonnant en fonction de ses intérêts propres. Selon Erdogan : le monde est plus grand que 5 et il faut regarder à 360°.
- la participation de la Turquie aux conflits régionaux montre l’importance de son environnement : statut de Chypre en 1964 , puis son invasion en 1974 ; puis la question des bases militaires de l’OTAN en Turquie lors de l’invasion de l’Irak en 2003.
L’objectif de la Turquie reste d’abord la paix régionale, avec la « doctrine de l’ex-Premier ministre Davutoğlu », celle du « zéro problème avec les voisins » qui tranche singulièrement avec l’adage qui prévalait depuis les débuts de la République : « le Turc n’a d’ami que le Turc » !
C’est la politique des coups, celle d’Erdogan que notre conférencier compare à Poutine : le trictrac aléatoire pratiqué par Erdogan ou jeu d’échecs pratiqué par Poutine… Ainsi l’histoire de l’envoi des missiles anti-missiles russes dont il ne s’est jamais servi, et qui même n’ont jamais été installés. (2019).
Conclusion
La Turquie est un partenaire incontournable par le rôle important qu’elle joue, et plus encore qu’elle peut assumer, en raison de sa situation géographique et de son histoire. Son occidentalisation, depuis 1923, transforme et facilite les échanges. Mais c’est aussi un pays qui peut modifier la gouvernance du monde entre UE et Brics, dont la fragilité reste économique. Notre conférencier nous amène à revoir nos préjugés et à découvrir ce grand pays aux portes de l’Europe.
Quelques précisions sémantiques d’importance :
Islamique : «Islam» veut dire «soumission» -à la loi de Dieu (Allah), et le suffixe «ique», issu du latin «icus», signifie relatif à, propre à. On peut donc traduire islamique par : propre à l’islam. C’est une référence culturelle sans vocation de prise de pouvoir.
Islamiste : Le suffixe «iste» sous-entend quant à lui : partisan d’une idéologie ou d’un combat politique. Islamiste signifierait partisan de islam politique.
L’alévisme (une branche du chiisme) de Turquie constitue un courant notable de l’islam en Turquie – on évitera le terme de minorité – qui rassemble aujourd’hui environ un cinquième de la population du pays, soit environ 16 millions d’individus (15-20%). A l’inverse , la grande majorité des Turcs sont sunnites.
Laurent LEMAITRE